lundi 7 juin 2021

Michael Cimino, God Bless America



Jean-Baptiste Thoret, spécialiste des mauvais genres au cinéma, et accessoirement habitué de la Cinémathèque de Luxembourg, signe pour Arte un film profond et élégant sur Michael Cimino, cinéaste maudit du Nouvel Hollywood.

 

Outre de majestueuses images, typiquement ciminesques, des grands espaces américains traversés en voiture par les deux comparses, le documentaire vaut surtout pour les analyses subtiles produites par JB Thoret sur chacun des (rares) films du réalisateur ainsi que par les éclairages apportés par deux cinéastes admirateurs du travail de Cimino.

 

Tandis que Quentin Tarantino s’attache à expliquer ce que Cimino a apporté au cinéma américain, Oliver Stone dévoile la face sombre d’un créateur incapable du moindre compromis avec le nouveau système hollywoodien qui se met en place à la fin des années 70.

 

En résulte un sentiment confus et douloureux devant un génie dont on ne saisit pas s’il était en avance ou en retard sur son époque, auteur d'une œuvre qui a largement été réévaluée depuis, mais qui n’a pas pu dévoiler toute l’étendue de sa vision.

 

Si, comme moi, vous connaissez mal ce réalisateur, et que vous souhaitez découvrir ce qu’il a voulu exprimer avec la séquence de la roulette russe dans The Deer Hunter, en quoi La Porte du Paradis en dit plus sur la guerre du Viêtnam que Voyage au bout de l’Enfer, ou pourquoi L’Année du Dragon est un des meilleurs films des années 80, je ne peux que vous encourager à visionner ce documentaire.

 

Documentaire de Jean-Baptiste Thoret (France, 2019, 52mn) 

Disponible jusqu'au 30/07/2021

 

Sur Arte TV :

https://www.arte.tv/fr/videos/092129-000-A/michael-cimino-god-bless-america/

Sur YouTube :

https://www.youtube.com/watch?v=3uwMofja4C8



dimanche 22 avril 2018

Tu m', un condensé d'art moderne


Tu m’ s’inscrit dans la lignée des peintures ultimes, annonçant la fin de la peinture.
La date de production du tableau, 1918, n’est pas neutre. Ce type de peinture se situe généralement dans un contexte d’après-guerre. Les artistes ressentent alors un décalage d’intensité entre un épanouissement des possibilités d’expression de la peinture, inévitable après plusieurs siècles de développement pictural, et la tragédie humaine des apocalypses guerrières, que la peinture n’a pu éviter, et qu’elle peine ensuite à représenter.
 
Néanmoins, on hésite à appréhender ces toiles comme un hommage ou comme une condamnation de la peinture.
Tu m’ n’échappe pas à cette règle.
Le titre de l’œuvre illustre ce paradoxe typiquement dadaïste, pouvant annoncer un « Tu m’emmerdes », un « Tu m’ennuies », ou être entendu comme « Tu aimes ».

Duchamp annonce lui-même que l’œuvre représente un condensé des motifs dadaïstes (1). Ainsi, l’on reconnait à travers un véritable théâtre d’ombres portées les readymades de la Roue de bicyclette et du Porte chapeau de même qu’une anamorphose de tire-bouchon, bien que ce dernier soit resté à l’état de projet.




A travers ce readymade imaginaire, peut-être Duchamp veut-il illustrer la thèse dadaïste de la supériorité de l’idée de l’œuvre d’art sur sa propre réalisation matérielle, qui inspirera plus tard l’art conceptuel.

Duchamp évoque également son oeuvre Stoppages Etalon (2), dans le coin inférieur gauche du tableau.



Une succession de losanges colorés, suggérant des échantillons de peinture, s’abîment dans une fissure creusée au centre de la toile.
Les losanges s’inscrivent dans un lointain point de fuite typique du système de perspective de la Renaissance. En mettant en scène leur chute dans une crevasse, Duchamp signifie la fin de la peinture classique, voire de toute la peinture.

Un goupillon (évoquant le readymade Porte-bouteilles) s’insère dans la fissure, évoquant le clou réaliste de Braque dans Broc et violon (1910) et contribuant ici aussi au grand œuvre de l’art moderne de dénonciation de l’illusion représentative de la peinture classique.



Le motif de la fissure dans la toile, ouvrant la voie vers de nouveaux espaces, sera repris par de multiples artistes contemporains (Fontana, Niki de St Phalle…).

La fissure réelle est prolongée par une fissure peinte, artificiellement tenue par 3 véritables épingles à nourrice.

Cette incorporation d’objets réels dans la peinture évoque également le cubisme synthétique.
Le cubisme en général est d’ailleurs cité à travers la multitude des points de vue illustrés dans Tu m’.

Sous la fissure peinte, on retrouve une main pointant un index et soigneusement exécutée (on pense à Magritte) par un peintre d'enseignes que Duchamp avait embauché, préfigurant la délégation de l’exécution de leurs travaux par les artistes contemporains (Wahrol, Koons…).


L’index pointe le regard vers la délicate et complexe structure à la droite du tableau, savante composition de paradoxes de perspectives (3).

Tu m’ se révèle ainsi un condensé de l’œuvre de Duchamp, mais aussi de l’art moderne en général.

Elle illustre le paradoxe habituel des peintures ultimes. En effet, une peinture capable de mettre en scène sa propre fin illustre paradoxalement la puissance de ce medium.
Cela est particulièrement vrai pour Tu m’ qui, tout en prétendant mettre un point final à la peinture, livre un hommage à l’art moderne et annonce de multiples développements à venir dans l’art contemporain.


(1)   « C'est un genre d'inventaire de tous mes précédents travaux, plutôt qu'une peinture en soi. Je ne l'ai jamais aimé parce que c'est trop décoratif; résumer ses travaux dans une peinture n'est pas une activité très plaisante.»
Marcel Duchamp cité par Schwarz, “The Complete works of Marcel Duchamp“ p.658

(2)   Une explication de l’œuvre Stoppages Etalons : http://www.ciren.org/ciren/productions/INVITRO/linea/references/duchamp.html