Tu m’ s’inscrit dans la lignée des peintures
ultimes, annonçant la fin de la peinture.
La date de production du tableau, 1918, n’est pas neutre. Ce type de
peinture se situe généralement dans un contexte d’après-guerre. Les artistes
ressentent alors un décalage d’intensité entre un épanouissement des
possibilités d’expression de la peinture, inévitable après plusieurs siècles de
développement pictural, et la tragédie humaine des apocalypses guerrières, que
la peinture n’a pu éviter, et qu’elle peine ensuite à représenter.
Néanmoins, on hésite à appréhender ces toiles comme un hommage ou comme
une condamnation de la peinture.
Tu m’ n’échappe pas à cette règle.
Le titre de l’œuvre illustre ce paradoxe typiquement dadaïste, pouvant annoncer
un « Tu m’emmerdes », un « Tu m’ennuies », ou être entendu
comme « Tu aimes ».
Duchamp annonce lui-même que l’œuvre représente un condensé des motifs
dadaïstes (1). Ainsi, l’on reconnait à travers un véritable théâtre d’ombres
portées les readymades de la Roue de bicyclette et du Porte chapeau de
même qu’une anamorphose de tire-bouchon, bien que ce dernier soit resté à
l’état de projet.
A travers ce readymade imaginaire, peut-être Duchamp veut-il illustrer la
thèse dadaïste de la supériorité de l’idée de l’œuvre d’art sur sa propre réalisation
matérielle, qui inspirera plus tard l’art conceptuel.
Duchamp évoque également son oeuvre Stoppages
Etalon (2), dans le coin inférieur gauche du tableau.
Une succession de losanges colorés, suggérant des échantillons de peinture,
s’abîment dans une fissure creusée au centre de la toile.
Les losanges s’inscrivent dans un lointain point de fuite typique du
système de perspective de la Renaissance. En mettant en scène leur chute dans
une crevasse, Duchamp signifie la fin de la peinture classique, voire de toute
la peinture.
Un goupillon (évoquant le readymade Porte-bouteilles)
s’insère dans la fissure, évoquant le clou réaliste de Braque dans Broc et violon (1910) et contribuant ici
aussi au grand œuvre de l’art moderne de dénonciation de l’illusion
représentative de la peinture classique.
Le motif de la fissure dans la toile, ouvrant la voie vers de nouveaux
espaces, sera repris par de multiples artistes contemporains (Fontana, Niki de
St Phalle…).
La fissure réelle est prolongée par une fissure peinte, artificiellement
tenue par 3 véritables épingles à nourrice.
Cette incorporation d’objets réels dans la peinture évoque également le
cubisme synthétique.
Le cubisme en général est d’ailleurs cité à travers la multitude des
points de vue illustrés dans Tu m’.
Sous la fissure peinte, on retrouve une main pointant un index et
soigneusement exécutée (on pense à Magritte) par un peintre d'enseignes que
Duchamp avait embauché, préfigurant la délégation de l’exécution de leurs
travaux par les artistes contemporains (Wahrol, Koons…).
L’index pointe le regard vers la délicate et complexe structure à la
droite du tableau, savante composition de paradoxes de perspectives (3).
Tu m’ se révèle ainsi un condensé de l’œuvre de Duchamp,
mais aussi de l’art moderne en général.
Elle illustre le paradoxe habituel des peintures ultimes. En effet, une
peinture capable de mettre en scène sa propre fin illustre paradoxalement la
puissance de ce medium.
Cela est particulièrement vrai pour Tu
m’ qui, tout en prétendant mettre un point final à la peinture, livre un
hommage à l’art moderne et annonce de multiples développements à venir dans
l’art contemporain.
(1) « C'est un genre d'inventaire de tous mes
précédents travaux, plutôt qu'une peinture en soi. Je ne l'ai jamais aimé parce
que c'est trop décoratif; résumer ses travaux dans une peinture n'est pas une
activité très plaisante.»
Marcel
Duchamp cité par Schwarz, “The Complete works of Marcel Duchamp“ p.658