Laurent Jullier, directeur de recherches à l'Institut de recherches sur le Cinéma et l'Audiovisuel (IRCAV) de l'Université Paris III-Sorbonne nouvelle et professeur d'études cinématographiques à l'Institut européen de cinéma et d'Audiovisuel (IECA) de l'Université de Nancy 2.
L'IMPOSSIBILITE D'AIMER : LA ROMANCE HOLLYWOODIENNE
Cinémathèque du Luxembourg
28 novembre 2011
Cette conférence s'inscrit dans le cycle "Du Mélo au Western Spaghetti : Tous les genres du cinéma en 10 leçons" de l'Université Populaire du Cinéma.
1. Les grands traits du mélodrame
Le mélodrame mal-aimé
Etymologiquement, le mélodrame est un drame orné de musique.
Ce genre souffre d'une mauvaise réputation dans l'histoire de la cinéphilie française, très théorique et masculine.
En effet, le mélodrame débute au théâtre, dans des pièces populaires, exagérant les effets pathétiques. Dédaignées par la critique, elles ont pour public essentiel les femmes.
Le genre est immédiatement identifié comme féminin et larmoyant.
Or le cinéphile dandy, maître de son corps et de ses émotions, ne pleure pas...
Pourquoi la musique?
La musique occupe une place essentielle dans le mélodrame, dans sa version théâtrale ou cinématographique.
Elle joue d'abord un rôle annonciateur pour le spectateur, de préfiguration de la catastrophe qui s'annonce.
Elle sublime aussi la relation du héros avec son corps, sa famille, ses proches.
Le héros du mélodrame, un acteur impuissant face aux déchaînements de son environnement
Le héros du mélodrame fait face à quelque chose qui le dépasse et provient inéluctablement.
Quoi qu'il entreprenne, il se révèle impuissant face aux caprices de son environnement.
Environnement naturel : le mélodrame affiche souvent dans ses titres le terme de "vague" ou de "vent", comme le plus célèbre d'entre eux : Autant en emporte le vent.
Dans les films, les effets dramatiques sont soulignés par des bourrasques de vent, ou des vagues qui balaient tout sur leur passage ou illustrent l'émotion qui submerge les personnages.
Environnement social : la société qui broie les couples à travers la politique, la guerre ou la révolution (Dr Jivago).
Environnement métaphysique : Dieu, le destin ou le hasard.
Les agents intérieurs, perturbateurs endocriniens
Le protagoniste du mélodrame n'est pas confronté qu'à son environnement mais aussi à ses propres "instincts animaux". Il doit lutter contre son animalité intérieure, ses pulsions qui le poussent à l'erreur.
Elles peuvent se matérialiser sous forme d'idéaux politiques ou de Foi en contradiction avec une inclinaison pour une personne.
Ou bien par une addiction à la drogue ou au jeu.
Le temps qui passe
Le temps qui passe et ses conséquences (le vieillissement) est un mobile classique du mélodrame.
Le héros masculin, de par son âge, ne peut accéder à la femme qu'il convoite ce qui le conduit au désespoir et au crime.
Ainsi, deux classiques du mélodrame se concluent par une fin typiquement expressionniste : Laura (1944) d'Otto Preminger où une pendule est "assassinée", ou Lolita (1962) de Kubrick, où Humbert tue Quilty à travers un tableau représentant une jeune femme à la Gainsborough.
Les femmes aussi convoitent des hommes plus jeunes.
Dans Sunset Boulevard (1950) de Billy Wilder, Norma Desmond, ancienne star du cinéma muet tombe amoureuse de Joe Gillis.
Elle le contrôle financièrement, mais bien son amour sincère qu'elle recherche, comme le montrent les multiples statues de Cupidon que le réalisateur dispose dans le film.
Le plan d'ouverture de "A Time to Love and a Time to Die" (1958) de Douglas Sirk, qui montre un arbre perdant ses fleurs sous le coup de la neige illustre cette fatalité du temps qui passe.
2. Les rôles genrés et le spectateur passif
Selon ses contempteurs, le mélodrame met en scène des femmes passives et soumises à l'ordre dominant masculin.
Pourtant, de nombreux mélos dénoncent au contraire le côté artificiel de la distribution des rôles sexués dans nos sociétés.
Ainsi, dans la scène d'ouverture de Ruby Gentry (1952) de King Vidor, l'héroïne apparaît dans l'encadrement de la porte, dans un rôle clairement dominant.
Elle s'empare de la lumière qui sexualise le corps de Charlton Heston mais c'est elle qui le regarde.
Dans tout le film, Ruby Gentry, jeune femme pauvre qui épouse un homme riche mais en aime un autre, s'opposera à l'ordre social.
Bien entendu, le film se terminera très mal pour elle.
L'ascension de la pauvre Gentry n'ira pas d'ailleurs pas bien loin, comme le symbolise le plan où elle est assise dans l'escalier... sur la 4ème marche seulement.
De même, Les plus belles années de notre vie (1946) de William Wilder montrent des hommes, de retour de la Seconde Guerre mondiale, qui, blessés dans leur chair ou leur esprit, ne parviennent plus à jouer leur rôle de mari, de fils d'amant ou de père.
Les femmes doivent veiller sur eux, les soigner, ou même les border...
Enfin, selon Laurent Jullier, l'amateur de mélodrame, loin d'être un spectateur passif qui se laisserait manipuler par l'émotion (comme Brecht dénonçait chez Hemingway le "grand racket de l'émotion"), fait au contraire une expérience active de pensée devant ces films.
Via le processus d'identification, il se met à la place des personnages et s'interroge sur ce qu'il aurait fait dans les situations mises en scènes : "comment aurais-je vécu en cas d'accident grave?", "me laisserais-je tenter par un mariage de raison?"...
Le critique tente une analogie amusante avec les aficionados de cinéma d'horreur, dont il a interrogé un échantillon représentatif.
Les croyant motivés par l'ironie et la distanciation par rapport à la violence, il a découvert au contraire que ce qu'ils recherchaient était, à l'instar des fans de mélodrame, le choc de l'émotion, le bouleversement du corps et de l'esprit.
3. Fuir!
Pourtant, de nombreux mélos dénoncent au contraire le côté artificiel de la distribution des rôles sexués dans nos sociétés.
Ainsi, dans la scène d'ouverture de Ruby Gentry (1952) de King Vidor, l'héroïne apparaît dans l'encadrement de la porte, dans un rôle clairement dominant.
Jennifer Jones, sexy girl |
Elle s'empare de la lumière qui sexualise le corps de Charlton Heston mais c'est elle qui le regarde.
Charlton Heston, pas encore le porte-flingues sénile qu'on connaît |
Dans tout le film, Ruby Gentry, jeune femme pauvre qui épouse un homme riche mais en aime un autre, s'opposera à l'ordre social.
Bien entendu, le film se terminera très mal pour elle.
L'ascension de la pauvre Gentry n'ira pas d'ailleurs pas bien loin, comme le symbolise le plan où elle est assise dans l'escalier... sur la 4ème marche seulement.
Jennifer Jones sur l'escalier |
De même, Les plus belles années de notre vie (1946) de William Wilder montrent des hommes, de retour de la Seconde Guerre mondiale, qui, blessés dans leur chair ou leur esprit, ne parviennent plus à jouer leur rôle de mari, de fils d'amant ou de père.
Harold Russell, l'homme amputé des mains (on remarque le fusil et la baïonnette, inversés, symbole des blessures infligées par la guerre) |
Les femmes doivent veiller sur eux, les soigner, ou même les border...
Teresa Wright, aux petits soins de Dana Andrews |
Enfin, selon Laurent Jullier, l'amateur de mélodrame, loin d'être un spectateur passif qui se laisserait manipuler par l'émotion (comme Brecht dénonçait chez Hemingway le "grand racket de l'émotion"), fait au contraire une expérience active de pensée devant ces films.
Via le processus d'identification, il se met à la place des personnages et s'interroge sur ce qu'il aurait fait dans les situations mises en scènes : "comment aurais-je vécu en cas d'accident grave?", "me laisserais-je tenter par un mariage de raison?"...
Le critique tente une analogie amusante avec les aficionados de cinéma d'horreur, dont il a interrogé un échantillon représentatif.
Les croyant motivés par l'ironie et la distanciation par rapport à la violence, il a découvert au contraire que ce qu'ils recherchaient était, à l'instar des fans de mélodrame, le choc de l'émotion, le bouleversement du corps et de l'esprit.
3. Fuir!
Le héros du mélodrame tente souvent d'échapper à son destin, de s'opposer à l'émotion qui balaie tout en cherchant à fuir.
La fuite peut prendre de multiples formes : l'alcool, la régression infantile, le meurtre ou le suicide...
Comme toujours dans le mélodrame, les signes précurseurs, que seul le spectateur parvient à lire, se bousculent sur l'écran.
Bovary croit pouvoir tromper son ennui existentiel en s'étourdissant dans la vie mondaine.
Minnelli symbolise cette ivresse par des fondus enchaînés et des superpositions d'images.
A la fin de Sunset Boulevard, Norma, ancienne star du cinéma muet, sombre dans la folie et confond la réalité avec un film.
4. Lire entre les images
Le mélodrame sert à lire sa vie comme un livre.
Entre les images, il faut savoir lire comme entre les lignes.
De multiples indices annoncent la catastrophe, le spectateur les perçoit mais jamais les héros du mélodrame ne les distinguent.
Madame Bovary passe son temps à lire mais elle ne comprend pas les histoires.
Lorsqu'elle se promène en forêt avec son amant et qu'elle croise un cerf dans la nuit, allégorie animale de l'infidélité, elle ne saisit la portée du symbole.
Le Baiser volé de Fragonard, qui apparaît deux fois pendant le film renvoie à un autre tableau du peintre de la frivolité, Le Verrou, dont on ne sait s'il illustre une scène d'amour ou de viol.
Même le premier plan d'Autant en emporte le vent, qui met en scène un homme courant vainement après une chimère, alors qu'un magnifique volatile immobile l'attend, peut être interprété comme un avertissement pour Scarlett O'Hara.
5. A Place In the Sun
A Place In the Sun (1951), de George Stevens, est un film emblématique du genre mélodramatique et illustre un des thèmes favoris du genre : "réussir sa vie ou réussir dans la vie".
Adapté d'un classique du roman américain de Theodore Dreiser An American Tragedy, le film raconte la tentative d'ascension sociale d'un jeune homme, George Eastman, incarné par Montgomery Clift, qui ne sait pas dire non aux femmes de sa vie.
Ni à sa mère, qui tente de lui inculquer des valeurs religieuses d'un autre âge, ni sa première maîtresse, la discrète Alice, ni enfin à la séduisante et sophistiquée Angela Vickers (Elizabeth Taylor) qui lui ouvre les portes de la haute société.
Le film est truffé d'images expressionnistes et de références à la peinture qui tentent d'avertir le jeune impétrant du sort sinistre qui l'attend.
L'éducation religieuse stricte reçue par le héros le prédispose à la rêverie, à l'attente d'une vie meilleure dans un autre monde.
C'est ce que George Eastman recherchera, à partir de sa rencontre, dans la première minute du film (Partie 1 - 1:30) avec Angela, ange tombé du ciel et dévalant la route, dans un travelling qui nous entraîne physiquement dans son sillage.
Accroché au mur de la chambre de George (Partie 4, 6:58), le tableau La Mort d'Ophélie de J.E. Millais préfigure la triste fin d'Alice (Melancholia de Lars Von Trier cite également ce tableau)...
... de même que l'île vers laquelle s'avance le couple maudit en barque (Partie 7, 4:33) évoque l'Ile des Morts d'Arnold Böcklin (tableau également cité part Shutter Island).
Le fameux baiser entre George et Angela (extrait ci-dessous, 2:43) est un anti-modèle du baiser hollywoodien tant l'épaule de George obscurcit le plan, la scène se concluant par un sinistre fondu noir.
Lorsqu'Alice tente de forcer George au mariage, la porte de la mairie est fermée mais les inscriptions sur la porte du bureau "Births, Marriages, Deaths" et l'image insistante sur la salle du Tribunal (partie 7, 00:49) laisse deviner la suite...
... de même la fameuse scène où George et Angela passe le temps sur les rivages du lac qui sera fatal à Alice, l'image d'Angela figurant décapitée par le lac.
Lors du premier échange de regard entre George et Alice (Partie 1, 10:08), une image de pin-up, la même qui avait éblouie George lors de la première apparition d'Angela ("It's an Eastman!"), surplombe l'innocente ouvrière.
Conclusion
Pour conclure la conférence, Laurent Jullier indique que toutes les astuces du mélodrame ont été recyclées dans les séries télévisées : la préfiguration, la fatalité, la philosophie pratique.
Un extrait de Grey's Anatomy (malheureusement non retrouvé) illustre son propos.
La fuite peut prendre de multiples formes : l'alcool, la régression infantile, le meurtre ou le suicide...
Comme toujours dans le mélodrame, les signes précurseurs, que seul le spectateur parvient à lire, se bousculent sur l'écran.
Bovary croit pouvoir tromper son ennui existentiel en s'étourdissant dans la vie mondaine.
Minnelli symbolise cette ivresse par des fondus enchaînés et des superpositions d'images.
A la fin de Sunset Boulevard, Norma, ancienne star du cinéma muet, sombre dans la folie et confond la réalité avec un film.
Norma sombrant dans la folie |
4. Lire entre les images
Le mélodrame sert à lire sa vie comme un livre.
Entre les images, il faut savoir lire comme entre les lignes.
De multiples indices annoncent la catastrophe, le spectateur les perçoit mais jamais les héros du mélodrame ne les distinguent.
Madame Bovary passe son temps à lire mais elle ne comprend pas les histoires.
Lorsqu'elle se promène en forêt avec son amant et qu'elle croise un cerf dans la nuit, allégorie animale de l'infidélité, elle ne saisit la portée du symbole.
Le Baiser volé de Fragonard, qui apparaît deux fois pendant le film renvoie à un autre tableau du peintre de la frivolité, Le Verrou, dont on ne sait s'il illustre une scène d'amour ou de viol.
Le Baiser Volé de Fragonard |
Le Verrou, de Fragonard |
Même le premier plan d'Autant en emporte le vent, qui met en scène un homme courant vainement après une chimère, alors qu'un magnifique volatile immobile l'attend, peut être interprété comme un avertissement pour Scarlett O'Hara.
5. A Place In the Sun
A Place In the Sun (1951), de George Stevens, est un film emblématique du genre mélodramatique et illustre un des thèmes favoris du genre : "réussir sa vie ou réussir dans la vie".
Adapté d'un classique du roman américain de Theodore Dreiser An American Tragedy, le film raconte la tentative d'ascension sociale d'un jeune homme, George Eastman, incarné par Montgomery Clift, qui ne sait pas dire non aux femmes de sa vie.
Ni à sa mère, qui tente de lui inculquer des valeurs religieuses d'un autre âge, ni sa première maîtresse, la discrète Alice, ni enfin à la séduisante et sophistiquée Angela Vickers (Elizabeth Taylor) qui lui ouvre les portes de la haute société.
Le film est truffé d'images expressionnistes et de références à la peinture qui tentent d'avertir le jeune impétrant du sort sinistre qui l'attend.
L'éducation religieuse stricte reçue par le héros le prédispose à la rêverie, à l'attente d'une vie meilleure dans un autre monde.
C'est ce que George Eastman recherchera, à partir de sa rencontre, dans la première minute du film (Partie 1 - 1:30) avec Angela, ange tombé du ciel et dévalant la route, dans un travelling qui nous entraîne physiquement dans son sillage.
Lorsque Eastman est invité chez ses richissimes parents, la disposition des lieux et des personnes est impitoyable pour le pauvre jeune homme (Partie 1 - 5:15).
Les fils de bonne famille sont regroupés, le crâne de l'aîné est parfaitement aligné avec les moulures du plafond... l'ensemble écrase l'arrivée du neveu dans son costume mal taillé.
La scène du cinéma, où George séduit Alice, contient une référence explicite au tableau de Dosso Dossi, les Trois Âges de l'Homme (Partie 2 - 2:23), où un jeune couple est entouré par des gens plus jeunes et plus âgés. Chez le couple le plus ancien, en arrière-plan, l'homme est endormi, visiblement ennuyé par la compagnie de son épouse.
Accroché au mur de la chambre de George (Partie 4, 6:58), le tableau La Mort d'Ophélie de J.E. Millais préfigure la triste fin d'Alice (Melancholia de Lars Von Trier cite également ce tableau)...
La Mort d'Ophélie |
... de même que l'île vers laquelle s'avance le couple maudit en barque (Partie 7, 4:33) évoque l'Ile des Morts d'Arnold Böcklin (tableau également cité part Shutter Island).
L'Île des Morts |
Le fameux baiser entre George et Angela (extrait ci-dessous, 2:43) est un anti-modèle du baiser hollywoodien tant l'épaule de George obscurcit le plan, la scène se concluant par un sinistre fondu noir.
Le Baiser et la Mort |
Le tiercé magique : Naissance, Mariage, mort |
... de même la fameuse scène où George et Angela passe le temps sur les rivages du lac qui sera fatal à Alice, l'image d'Angela figurant décapitée par le lac.
Angela et la guillotine du lac |
Lors du premier échange de regard entre George et Alice (Partie 1, 10:08), une image de pin-up, la même qui avait éblouie George lors de la première apparition d'Angela ("It's an Eastman!"), surplombe l'innocente ouvrière.
Conclusion
Pour conclure la conférence, Laurent Jullier indique que toutes les astuces du mélodrame ont été recyclées dans les séries télévisées : la préfiguration, la fatalité, la philosophie pratique.
Un extrait de Grey's Anatomy (malheureusement non retrouvé) illustre son propos.
Laurent Jullier est directeur de recherches à l'Institut de recherches sur le Cinéma et l'Audiovisuel (IRCAV) de l'Université Paris III-Sorbonne nouvelle et professeur d'études cinématographiques à l'Institut européen de cinéma et d'Audiovisuel (IECA) de l'Université de Nancy 2.
Cinéphile depuis son plus jeune âge, il a conservé son goût pour les films populaires, qu'il prend volontiers comme objets d'étude.
Il a écrit pour la revue Esprit et pour l'Encyclopædia Universalis, et publié une quinzaine de livres. Hollywood et la difficulté d'aimer, Stock, 2004, abordant le genre dit « Mélodrame », a obtenu le Prix du meilleur essai, décerné par le Syndicat français de la critique de cinéma.
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