lundi 26 décembre 2011

Tous les genres du cinéma : Le mélodrame (Leçon 2)

Laurent Jullier, directeur de recherches à l'Institut de recherches sur le Cinéma et l'Audiovisuel (IRCAV) de l'Université Paris III-Sorbonne nouvelle et professeur d'études cinématographiques à l'Institut européen de cinéma et d'Audiovisuel (IECA) de l'Université de Nancy 2. 


L'IMPOSSIBILITE D'AIMER : LA ROMANCE HOLLYWOODIENNE

Cinémathèque du Luxembourg
28 novembre 2011





1. Les grands traits du mélodrame

Le mélodrame mal-aimé

Etymologiquement, le mélodrame est un drame orné de musique.

Ce genre souffre d'une mauvaise réputation dans l'histoire de la cinéphilie française, très théorique et masculine.

En effet, le mélodrame débute au théâtre, dans des pièces populaires, exagérant les effets pathétiques. Dédaignées par la critique, elles ont pour public essentiel les femmes.

Le genre est immédiatement identifié comme féminin et larmoyant.

Or le cinéphile dandy, maître de son corps et de ses émotions, ne pleure pas...


Pourquoi la musique?

La musique occupe une place essentielle dans le mélodrame, dans sa version théâtrale ou cinématographique.

Elle joue d'abord un rôle annonciateur pour le spectateur, de préfiguration de la catastrophe qui s'annonce.

Elle sublime aussi la relation du héros avec son corps, sa famille, ses proches.


Le héros du mélodrame, un acteur impuissant face aux déchaînements de son environnement

Le héros du mélodrame fait face à quelque chose qui le dépasse et provient inéluctablement.

Quoi qu'il entreprenne, il se révèle impuissant face aux caprices de son environnement.

Environnement naturel : le mélodrame affiche souvent dans ses titres le terme de "vague" ou de "vent", comme le plus célèbre d'entre eux : Autant en emporte le vent.

Dans les films, les effets dramatiques sont soulignés par des bourrasques de vent, ou des vagues qui balaient tout sur leur passage ou illustrent l'émotion qui submerge les personnages.

Environnement social : la société qui broie les couples à travers la politique, la guerre ou la révolution (Dr Jivago).

Environnement métaphysique : Dieu, le destin ou le hasard.


Les agents intérieurs, perturbateurs endocriniens

Le protagoniste du mélodrame n'est pas confronté qu'à son environnement mais aussi à ses propres  "instincts animaux". Il doit lutter contre son animalité intérieure, ses pulsions qui le poussent à l'erreur.

Elles peuvent se matérialiser sous forme d'idéaux politiques ou de Foi en contradiction avec une inclinaison pour une personne.

Ou bien par une addiction à la drogue ou au jeu.


Le temps qui passe

Le temps qui passe et ses conséquences (le vieillissement) est un mobile classique du mélodrame.

Le héros masculin, de par son âge, ne peut accéder à la femme qu'il convoite ce qui le conduit au désespoir et au crime.

Ainsi, deux classiques du mélodrame se concluent par une fin typiquement expressionniste : Laura (1944) d'Otto Preminger où une pendule est "assassinée", ou Lolita (1962) de Kubrick, où Humbert tue Quilty à travers un tableau représentant une jeune femme à la Gainsborough.



Les femmes aussi convoitent des hommes plus jeunes.
Dans Sunset Boulevard (1950) de Billy Wilder, Norma Desmond, ancienne star du cinéma muet tombe amoureuse de Joe Gillis.
Elle le contrôle financièrement, mais bien son amour sincère qu'elle recherche, comme le montrent les multiples statues de Cupidon que le réalisateur dispose dans le film.

Le plan d'ouverture de "A Time to Love and a Time to Die" (1958) de Douglas Sirk, qui montre un arbre perdant ses fleurs sous le coup de la neige illustre cette fatalité du temps qui passe.



2. Les rôles genrés et le spectateur passif

Selon ses contempteurs, le mélodrame met en scène des femmes passives et soumises à l'ordre dominant masculin.

Pourtant, de nombreux mélos dénoncent au contraire le côté artificiel de la distribution des rôles sexués dans nos sociétés.

Ainsi, dans la scène d'ouverture de Ruby Gentry (1952) de King Vidor, l'héroïne apparaît dans l'encadrement de la porte, dans un rôle clairement dominant.

Jennifer Jones, sexy girl


Elle s'empare de la lumière qui sexualise le corps de Charlton Heston mais c'est elle qui le regarde.

Charlton Heston,
pas encore le porte-flingues sénile qu'on connaît


Dans tout le film, Ruby Gentry, jeune femme pauvre qui épouse un homme riche mais en aime un autre, s'opposera à l'ordre social.

Bien entendu, le film se terminera très mal pour elle.

L'ascension de la pauvre Gentry n'ira pas d'ailleurs pas bien loin, comme le symbolise le plan où elle est assise dans l'escalier... sur la 4ème marche seulement.

Jennifer Jones sur l'escalier


De même, Les plus belles années de notre vie (1946) de William Wilder montrent des hommes, de retour de la Seconde Guerre mondiale, qui, blessés dans leur chair ou leur esprit, ne parviennent plus à jouer leur rôle de mari, de fils d'amant ou de père.

Harold Russell, l'homme amputé des mains
(on remarque le fusil et la baïonnette, inversés,
symbole des blessures infligées par la guerre)

Les femmes doivent veiller sur eux, les soigner, ou même les border...

Teresa Wright, aux petits soins de Dana Andrews

Enfin, selon Laurent Jullier, l'amateur de mélodrame, loin d'être un spectateur passif qui se laisserait manipuler par l'émotion (comme Brecht dénonçait chez Hemingway le "grand racket de l'émotion"), fait au contraire une expérience active de pensée devant ces films.

Via le processus d'identification, il se met à la place des personnages et s'interroge sur ce qu'il aurait fait dans les situations mises en scènes : "comment aurais-je vécu en cas d'accident grave?", "me laisserais-je tenter par un mariage de raison?"...

Le critique tente une analogie amusante avec les aficionados de cinéma d'horreur, dont il a interrogé un échantillon représentatif.
Les croyant motivés par l'ironie et la distanciation par rapport à la violence, il a découvert au contraire que ce qu'ils recherchaient était, à l'instar des fans de mélodrame, le choc de l'émotion, le bouleversement du corps et de l'esprit.


3. Fuir!

Le héros du mélodrame tente souvent d'échapper à son destin, de s'opposer à l'émotion qui balaie tout en cherchant à fuir.

La fuite peut prendre de multiples formes : l'alcool, la régression infantile, le meurtre ou le suicide...

Comme toujours dans le mélodrame, les signes précurseurs, que seul le spectateur parvient à lire, se bousculent sur l'écran.

Bovary croit pouvoir tromper son ennui existentiel en s'étourdissant dans la vie mondaine.

Minnelli symbolise cette ivresse par des fondus enchaînés et des superpositions d'images.

A la fin de Sunset Boulevard, Norma, ancienne star du cinéma muet, sombre dans la folie et confond la réalité avec un film.

Norma sombrant dans la folie

4. Lire entre les images

Le mélodrame sert à lire sa vie comme un livre.

Entre les images, il faut savoir lire comme entre les lignes.

De multiples indices annoncent la catastrophe, le spectateur les perçoit mais jamais les héros du mélodrame ne les distinguent.

Madame Bovary passe son temps à lire mais elle ne comprend pas les histoires.

Lorsqu'elle se promène en forêt avec son amant et qu'elle croise un cerf dans la nuit, allégorie animale  de l'infidélité, elle ne saisit la portée du symbole.

Le Baiser volé de Fragonard, qui apparaît deux fois pendant le film renvoie à un autre tableau du peintre de la frivolité, Le Verrou, dont on ne sait s'il illustre une scène d'amour ou de viol.

Le Baiser Volé de Fragonard

Le Verrou, de Fragonard

Même le premier plan d'Autant en emporte le vent, qui met en scène un homme courant vainement après une chimère, alors qu'un magnifique volatile immobile l'attend, peut être interprété comme un avertissement pour Scarlett O'Hara.



5. A Place In the Sun

A Place In the Sun (1951), de George Stevens, est un film emblématique du genre mélodramatique et illustre un des thèmes favoris du genre : "réussir sa vie ou réussir dans la vie".

Adapté d'un classique du roman américain de Theodore Dreiser An American Tragedy, le film raconte la tentative d'ascension sociale d'un jeune homme, George Eastman, incarné par Montgomery Clift, qui ne sait pas dire non aux femmes de sa vie.

Ni à sa mère, qui tente de lui inculquer des valeurs religieuses d'un autre âge, ni sa première maîtresse, la discrète Alice, ni enfin à la séduisante et sophistiquée Angela Vickers (Elizabeth Taylor) qui lui ouvre les portes de la haute société.

Le film est truffé d'images expressionnistes et de références à la peinture qui tentent d'avertir le jeune impétrant du sort sinistre qui l'attend.

L'éducation religieuse stricte reçue par le héros le prédispose à la rêverie, à l'attente d'une vie meilleure dans un autre monde.

C'est ce que George Eastman recherchera, à partir de sa rencontre, dans la première minute du film (Partie 1 - 1:30) avec Angela, ange tombé du ciel et dévalant la route, dans un travelling qui nous entraîne physiquement dans son sillage.

Lorsque Eastman est invité chez ses richissimes parents, la disposition des lieux et des personnes est impitoyable pour le pauvre jeune homme (Partie 1 - 5:15).
Les fils de bonne famille sont regroupés, le crâne de l'aîné est parfaitement aligné avec les moulures du plafond... l'ensemble écrase l'arrivée du neveu dans son costume mal taillé.





La scène du cinéma, où George séduit Alice, contient une référence explicite au tableau de Dosso Dossi, les Trois Âges de l'Homme (Partie 2 - 2:23), où un jeune couple est entouré par des gens plus jeunes et plus âgés. Chez le couple le plus ancien, en arrière-plan, l'homme est endormi, visiblement ennuyé par la compagnie de son épouse.

Les Trois Âges de l'Homme de Dosso Dossi



Accroché au mur de la chambre de George (Partie 4, 6:58), le tableau La Mort d'Ophélie de J.E. Millais préfigure la triste fin d'Alice (Melancholia de Lars Von Trier cite également ce tableau)...

La Mort d'Ophélie



... de même que l'île vers laquelle s'avance le couple maudit en barque  (Partie 7, 4:33) évoque l'Ile des Morts d'Arnold Böcklin (tableau également cité part Shutter Island).

L'Île des Morts



Le fameux baiser entre George et Angela (extrait ci-dessous, 2:43) est un anti-modèle du baiser hollywoodien tant l'épaule de George obscurcit le plan, la scène se concluant par un sinistre fondu noir.

Le Baiser et la Mort



Lorsqu'Alice tente de forcer George au mariage, la porte de la mairie est fermée mais les inscriptions sur la porte du bureau "Births, Marriages, Deaths" et l'image insistante sur la salle du Tribunal (partie 7, 00:49) laisse deviner la suite...

Le tiercé magique : Naissance, Mariage, mort

... de même la fameuse scène où George et Angela passe le temps sur les rivages du lac qui sera fatal à Alice, l'image d'Angela figurant décapitée par le lac.

Angela et la guillotine du lac

Lors du premier échange de regard entre George et Alice (Partie 1, 10:08), une image de pin-up, la même qui avait éblouie George lors de la première apparition d'Angela ("It's an Eastman!"), surplombe l'innocente ouvrière.


Conclusion

Pour conclure la conférence, Laurent Jullier indique que toutes les astuces du mélodrame ont été recyclées dans les séries télévisées : la préfiguration, la fatalité, la philosophie pratique.

Un extrait de Grey's Anatomy (malheureusement non retrouvé) illustre son propos.




Laurent Jullier est directeur de recherches à l'Institut de recherches sur le Cinéma et l'Audiovisuel (IRCAV) de l'Université Paris III-Sorbonne nouvelle et professeur d'études cinématographiques à l'Institut européen de cinéma et d'Audiovisuel (IECA) de l'Université de Nancy 2. 

Cinéphile depuis son plus jeune âge, il a conservé son goût pour les films populaires, qu'il prend volontiers comme objets d'étude.


Il a écrit pour la revue Esprit et pour l'Encyclopædia Universalis, et publié une quinzaine de livres. Hollywood et la difficulté d'aimer, Stock, 2004, abordant le genre dit « Mélodrame », a obtenu le Prix du meilleur essai, décerné par le Syndicat français de la critique de cinéma.

dimanche 4 décembre 2011

Travis // Hit Me Baby One More Time




J'aime pas trop les reprises de pop par des groupes de musique folk, ou hard rock ou blues ou autres.

En général je trouve ça démago et facile.

Sauf si c'est très bien fait.

Ici, c'est très bien fait

mardi 29 novembre 2011

L'art de bien choisir, porter et entretenir ses chaussures (en cuir)

1. Bien choisir




2. Bien porter

La principale règle à observer consiste à ne pas porter la même paire de chaussures deux jours de suite.

Il s'agit de permettre à la chaussure de respirer et de sécher, donc de durer.

Idéalement, la ceinture s’assortit avec les chaussures.


3. Bien cirer

La méthode standard



La méthode Berlutti

mercredi 23 novembre 2011

Tous les genres du cinéma : Le film criminel (Leçon 1)

Dick Tomasovic, enseignant-chercheur en arts du spectacle, Université de Liège


BLACK IS BLACK ! DU FILM NOIR AU NEO-NOIR HOLLYWOODIEN

Cinémathèque du Luxembourg
31 octobre 2011




Le film noir, un genre contesté

Le genre du film noir est un des objets cinématographiques des plus contestés.

La raison vient du fait que ce genre a été défini a posteriori, par la critique et les spectateurs - en un mot les cinéphiles - plus que par l'industrie cinématographique.

Bien qu'inventé dans l'immédiat après-guerre par un français, le film noir n'a été employé aux Etats-Unis en tant qu'en genre cinématographique à part entière que dans les années 70, soit après l'âge d'or de ce courant situé dans les années 40-50.

Auparavant, l'industrie cinématographique américaine produisait du film noir... sans le savoir. 

Le film noir est ainsi défini selon des critères contradictoires :

- Pour certains, le film noir est sous forte influence européenne (marqué notamment par l'expressionnisme allemand). Pour d'autres, c'est un genre emblématique du cinéma américain.

- Le film noir est parfois considéré comme l'une des premières expressions du cinéma moderne, avant même les années 60, mais peut aussi être vu comme appartenant au cinéma classique américain.

- Les avis sont également partagés sur ce qui caractérise l'appartenance des films au genre du film noir : ces films sont-ils avant tout identifiables par leur image et l'ambiance qu'ils dégagent ou plutôt par leur structure narrative?

Toutes ces définitions contradictoires sont exactes et soulignent la complexité et la richesse du genre.


L'invention du film noir

Le terme de film noir a été employé par le critique français Nino Frank en 1946 à la Libération, lorsque les films américains ont débarqué en Europe, après le blocus de l'Occupation.

Il remarque une unité de genre entre des films tels que le Faucon Maltais (1941), Murder My Sweet (1944), Double Indemnity (1944), The Woman in the Window (1944) et Laura (1944).

Le Faucon Maltais
Double Indemnity
Murder my Sweet
A Woman in the Window

Le terme de film noir est utilisé en écho aux premiers "films noirs" français d'avant-guerre qui se rattachent au courant du réalisme poétique tels que Quai des Brumes (1938) de Marcel Carmé ou les films de Julien Duvivier (Pépé le Moko, Voici le temps des assassins...).

Quai des Brumes

Les deux courants partagent de nombreux thèmes (les personnages maudits, la fatalité) et éléments d'ambiance : un cadre urbain, un traitement de la lumière issu du cinéma expressionniste (éclairages de rues discrets, rues brumeuses) en harmonie avec l'histoire.

De plus, le film noir fait évidemment référence à la Série noire, collection de romans policiers et romans noirs, fondée en 1945 par Gallimard.



La collection reprend notamment la traduction des romans des auteurs américains Raymond Chandler et Dashiel Hammett qui racontent respectivement les aventures des détectives Philip Marlowe et Sam Spade.

Raymond Chandler

Dashiel Hammett


Les deux héros sont très proches et partagent le même idéalisme terni, la même observation cynique d'un monde corrompu et seront tous deux incarnés par Humphrey Bogart au cinéma, renforçant la confusion entre les deux personnages aux yeux du public.

Le roman noir, tant par ses thèmes (la confusion entre le bien et le mal) que son écriture sèche et visuelle, tranche avec le roman policier classique incarné par Sherlock Holmes ou Agatha Christie.

Les romans noirs sont la base du scénario de la plupart des grands films du genre : Double Indemnity (1944), Le Grand Sommeil (1946), La Dame du lac (1947) ou Le Faucon Maltais... et leurs auteurs participeront souvent aux adaptations.

Pour Nino Frank, l'époque est donc marquée par le pessimisme, la fatalité, la paranoïa... en un mot, à la noirceur.


Les fondations du film noir

Le film noir, comme tous les autres genres, reflète les problématiques de son époque.
  1. Le contexte économique
L'époque, marquée par la crise des grands studios, est propice à la frugalité et donc au film noir, gage d'économies en tout genre.

Les éclairage et les décors sont minimalistes. Le film est réalisé en studio ce qui évite de couteux déplacement en extérieur.

Peu d'acteurs sont requis (pas de foule, peu de figuration).

Des économies sont aussi possibles sur les scénario, basés sur des romans noirs et souvent adaptés pour le cinéma par les romanciers eux-mêmes.

    2. Le contexte politique

L'Amérique découvre la difficile gestion de l'après-guerre.

La guerre froide démarre rapidement. 
L'URSS se dote en 1949 de la bombe atomique et un climat de paranoïa s'installe aux Etats-Unis.

Hollywood est directement touché par l'épisode du maccarthysme qui s'étend de 1950 à 1954.
Pendant deux ans (1953-1954), la Commission présidée par le sénateur Maccarthy traque de supposés agents infiltrés, militants ou sympathisants communistes dans différents secteurs de la société américaine.
L'industrie cinématographique, de par sa capacité d'influence sur le public, fait l'objet d'une attention particulière. 

De nombreux artistes sont inquiétés.

Au mieux, ils sont empêchés de travailler : la liste noire des artistes interdits d'embauche par la Commission comptait pas moins de 324 noms en 1954.

Au pire, ils sont contraints à l'exil (Orson Welles, Charlie Chaplin...), voire emprisonné (John Lawson, Daniel Trumbo).

Pour repérer les suspects, la Commission encourage la délation avec succès : John Wayne, Robert Taylor et Gary Cooper font partie des plus célèbres chasseurs de sorcières.

Afin de pouvoir reprendre leur activité, certains blacklistés deviennent à leur tour délateurs, tel Edward Dmytryk qui a fait partie des Dix d'Hollywood (première version de la Liste noire) et purgea 6 mois de prison après un exil en Grande-Bretagne pour ses convictions communistes.

Ce dernier dénonça de nombreux amis dont le scénariste Adrian Scott et le réalisateur Jules Dassin.
Cette volte-face déclencha un tollé dans le milieu cinématographique et l'opinion publique.

Cet événement provoque bien sûr un tollé dans le milieu audiovisuel et l'opinion publique.
Il marque un tournant dans l'œuvre tourmentée du réalisateur.
Ses personnages ambivalents (L'Homme à l'affût, Le Jongleur), entre cruauté et repentir, font sa marque de fabrique.

L'Homme à l'affût (The Sniper, 1952), par exemple, est considéré comme le premier film autour d'un serial killer. 
Il met en scène deux acteurs aux idées opposées : le gauchiste Arthur Franz qui interprète le rôle  du tuer psychotique Eddie Miller face à l'ultra droitier Adolphe Menjou qui incarne le lieutenant de police Frank Kafka.

The Sniper

De même, la scène d'ouverture de Murder, my Sweet montre le héros détective, Philip Marlowe, aux yeux bandés et interrogé par deux hommes dont on ne sait s'ils sont des malfrats ou des policiers.

Murder, My Sweet : séquence d'ouverture

Plus généralement, on retrouve le climat de paranoïa dans tous les films noirs.
Les personnages font beaucoup de choses mus par la peur, la délation, la pression et le chantage.

    3. Le contexte moral

Crise économique, crise politique... l'après-guerre voit également une évolution profonde des valeurs morales en Occident.
Une véritable crise de la masculinité est en cours. 
Les hommes qui reviennent du combat sont marqués par des blessures physiques et psychologiques.

De plus, le rôle de la femme dans la société a changé. 
Beaucoup de femmes ont travaillé pendant la guerre et leur taux d'emploi continuera de progresser après la guerre.
Le rôle central et dominant de l'homme dans la société se voit bien évidemment remis en cause.

Le film noir est bien entendu porteur d'une crise de la masculinité en mettant en scène des héros masculins rongés par le doute et étranger au monde qui les entoure.


Les sous-genres du film  noir

Le film noir comprend deux sous-genres : le film policier et le film de gangster.

Le film policier porte le point de vue de l'agent de l'ordre ou du détective.

Néanmoins, ce dernier ne résout que peu d'énigmes.

De même, la frontière entre le bien et le mal est bien trouble.

Le policier ressemble au gangster et peut s'avérer violent.

Il n'obéit qu'à ses propres valeurs et référents et fait montre d'une certaine indifférence, voire d'une indolence envers la vie.

Même lorsqu'il est brutalisé, il n'a pas la prétention de pouvoir être atteint par un monde qu'il sait profondément corrompu.

Le film de gangster montre le point de vue du gangster. 

Aux origines de ce sous-genre, on retrouve le Fantômas (1913) ou le Judex (1917) de Louis Feuillade. 




Le gangster est certes un malfrat mais il peut se rapprocher du héros positif en combattant des figures encore plus nuisibles pour la société.
M le maudit (1931) de Fritz Lang est à cet égard un film exemplaire puisqu'il montre l'alliance objective entre la police et la pègre contre un tueur d'enfants qui terrorise la ville.

La scène finale qui met en scène une parodie de tribunal dirigé par la mafia pour juger l'abject pédophile est révélateur de cette ambiguïté.

M le Maudit


La Prohibition (1919-1933) constitue la principale toile de fond de ce sous-genre qui ne se remettra jamais de sa suppression.

Le film emblématique du film de gangster est bien entendu Scarface (1932) de Howard Hawks qui s'inspire des activités d'Al Capone (par ailleurs fan du film).

Scarface


Style, thèmes et narration : ce qui caractérise le film noir

Sur le plan stylistique, le film noir se caractérise par un faible éclairage, une lumière crue, des clair-obscur.

Le principe fondamental est l'indiscernabilité.

Les personnages sont difficiles à distinguer dans l'obscurité de la nuit ou l'épaisseur du brouillard.

Ce principe esthétique renvoie au trouble qui perturbe les protagonistes du film noir.

Les héros représentés ne sont jamais complètement bon ou mauvais.

Thématiquement, le film noir est toujours une fable sur la transgression.

Il peut s'agir d'une transgression géographique avec un passage de frontières comme dans La Soif du Mal (Touch of Evil, 1958) d'Orson Welles qui se déroule à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique.

Le film noir raconte aussi des histoires d'hommes transgressant des frontières psychologiques à travers le personnage récurrent du border-line, un homme apparemment sans histoires qui va basculer dans le crime suite à sa rencontre avec une femme fatale.

La transgression peut aussi porter sur des limites sensorielles (à l'aide de l'alcool ou des drogues), morales (la frontière de plus en plus floue entre le bien et le mal) ou sexuelles.

Ainsi, le Faucon Maltais est un des premiers films faisant référence à l'homosexualité via le personnage de Peter Lorre, doucereux et parfumé face à un Humphrey Bogart incarnant la virilité brute.

Peter Lorre et Humphrey Bogart dans le Faucon Maltais

La structure narrative renforce le trouble instillé par l'esthétique et les thèmes du film noir.

Le film noir agence le plus souvent des intrigues complexes et instables.

Une anecdote célèbre sur Le Grand Sommeil est que ni Hawks, le réalisateur, ni le scénariste William Faulkner, ni même Chandler, l'écrivain du roman, n'avaient complètement compris l'intégralité de l'intrigue. Du moins ce dernier voulait il signifier que le plus important n'était pas l'intrigue proprement dite.

Le Grand Sommeil et le couple Bogart / Bacall

La linéarité du récit et du suspense est également assombrie par le flash-back et la voix-off, traits caractéristiques du genre.

Assurance sur la mort (Double Indemnity, 1944) de Billy Wilder démarre par la confession de Neff, agent d'assurance qui a assassiné le mari de Phyllis, femme fatale, cupide et manipulatrice.

Le suspense policier est d'emblée brisé : on connait dès le premier plan l'identité de l'assassin.

La distribution classique des rôles est bouleversée.

La narration est confiée au coupable qui a tout loisir de minimiser sa part de responsabilité en se faisant passer pour une victime naïve et manipulée.

Assurance sur la mort

De même, The Killers de Robert Siodmak (1946) commence par le meurtre de Swede Andersen qui, bien qu'alerté par un ami, renonce à s'enfuir. Juste avant son exécution, il déclare en avoir assez de se cacher et en quelque sorte mériter ce qui s'annonce pour avoir commis une grave erreur dans le passé.

S'ensuit l'investigation acharnée de l'agent d'assurance Jim Reardon qui cherche à comprendre le mobile du crime et l'identité du commanditaire.
Les flashbacks s'enchaînent et dévoilent de multiples points de vue sur le parcours du suédois, constituant un puzzle complexe dont les pièces finissent par s'emboîter en toute fin de film.

Le fait que le pauvre "suédois" a participé à un quelconque méfait et est victime d'un règlement de compte ne fait aucun doute mais l'enquête démontrera qu'il a été victime d'un complot et qu'il est loin de représenter le personnage le plus perfide de l'histoire.

The Killers, Burt Lancaster et Ava Gardner


Les personnages récurrents

Parmi les personnages qui déambulent habituellement dans les films noirs, on retrouve bien évidemment le policier et les différentes variantes : agent d'assurance, détective privé...

Autre figure habituelle : le personnage border line qui cible un homme normal, bien intégré mais qui devient un criminel endurci, généralement suite à sa rencontre avec la femme fatale.

Cette dernière est l'archétype de la femme araignée qui enserre son amant dans un irrésistible désir et l'entraîne dans des situations dangereuses, voire mortelles.

La période étant propice au puritanisme et à la censure, la caméra insiste lourdement sur les pieds des femmes, seule partie du corps autorisée à être filmée de façon insistante afin d'exprimer l'érotisme du corps féminin.

La scène de séduction qui démarre Double Indemnity, où la femme fatale descend un escalier pour rejoindre sa proie dans une pièce à moitié éclairée, laissant deviner négligemment une chaînette autour de son pied est assez caractéristique.




La femme fatale est souvent opposée dans le film noir à une femme "parfaite", soumise douce et altruiste.

Le film noir met également en scène la figure du revenant : revenant de guerre, de prison ou même des morts.

Ainsi, Mort à l'arrivée de Rudolph Maté (1950) raconte l'histoire d'un notaire, Frank, qui découvre avoir été intoxiqué par un poison lent mais à l'effet inexorable.


Il ne lui reste que vingt-quatre heures à vivre. Il va se battre jusqu'au bout pour tenter de découvrir qui l'a tué et pourquoi avant de se rendre au commissariat pour dénoncer son assassin.

Mort à l'arrivée

On peut qualifier tous ces sous-types de personnages récurrents comme des anti-héros.


La subjectivité dans le film noir

Le film noir privilégie un point de vue subjectif sur l'histoire qui est racontée.

On est souvent dans la tête du personnage principal, on ressent ses émotions.

La voix-off joue ainsi un grand rôle dans le film noir.

La caméra est également subjective en épousant partiellement ou totalement le regard du héros.


Le premier film entièrement tourné en caméra subjective est La Dame du Lac (Lady in the Lake, 1947) de Robert Montgomery adapté d'un roman noir de Raymond Chandler.


La Dame du lac

Le décor du film noir


Le film noir se situe généralement dans un milieu urbain, symbole de débauche et de corruption
La campagne et la petite ville provinciale sont a contrario idéalisées.


La pluie, la nuit et le brouillard participent à l'atmosphère d'indiscernabilité caractéristique du style noir.


Les lieux intermédiaires (bars, parkings, garages...), lieux de rencontres mais sans intimité sont des espaces familiers du genre.




Les grandes périodes du film noir

La période classique du film noir se déroule de 1941 à 1958.

Bien que la question soit assez controversée, on considère que les premiers films noirs sont ceux que Nino Frank a découvert en 1946, à savoir : Le Faucon Maltais de John Huston, Laura d'Otto Preminger, Murder, My Sweet d'Edward Dmytryk, Double Indemnity de Billy Wilder et The Woman in the Window de Fritz Lang.

La Soif du Mal (Touch of Evil) tourné par Orson Welles en 1958 est considéré comme le dernier film noir.

Entre 250 et 400 films pouvant appartenir au genre selon les critères ont été réalisés dans cette période.


Le(s) néo-noir

Après La Soif du Mal, les films apparentés au noir se rattachent au courant du néo-noir.

Le néo-noir utilise les motifs caractéristiques du film noir (crise d'identité, problèmes de mémoires, subjectivité...) mais de manière consciente et donc distante.
Il pousse les codes du genre noir jusqu'à leur paroxysme, dans une hyperbole, aux frontières de l'ironie, de la caricature et de l'emphase qui fait franchir au style noir une nouvelle étape.

Dans le même temps, le néo-noir se distingue de son prédécesseur en explorant des thèmes, contenus et éléments visuels inconnus dans les années 40 et 50 :

- couleur et utilisation des dernières technologies vs noir et blanc
- présence plus forte de la violence et du sexe
- les policiers remplacent les détectives
- nouveaux thèmes : flics profondément corrompus, fuite de jeunes couples hors la loi, serial killers

L'époque des années 60 et 70 est propice à l'émergence d'un nouveau noir.

Les valeurs morales traditionnelles de l'Amérique sont de plus en plus contestées.

L'assassinat de Kennedy, l'impopulaire Guerre du Vietnam, le scandale du Watergate contribuent à une ambiance de cynisme, de résignation et de pessimisme.

Le style noir continue ainsi d'influencer le cinéma moderne au travers de multiples variantes et à l'intersection de plusieurs sous-genres.

Le Technoir, par exemple est un sous-genre combinant science-fiction et noir.
Le postmoderne Blade Runner (1982) de Ridley Scott en est un exemple caractéristique, aux côtés de Bienvenue à Gattaca, ou Dark City.
Ce dernier recycle de nombreux ingrédients du film noir : l'enquêteur perdant la mémoire et accusé à tort de crime, les meurtres étranges et bien entendu une atmosphère nimbée d'obscurité et de paranoïa.
La métaphore de la nuit transformant la ville en quelque de chose de toujours inédit est tout à fait dans l'esprit du genre.

Blade Runner

Bienvenue à Gattacca

Dark City

Certains films font directement référence aux films noirs de l'époque classique tels que LA Confidential (1997), The Good German de Soderbergh (2006) ou Body Heat (remake de Double Indemnity, 1981)

Body Heat

The Good German


Il existe même des Westerns noir tels que After Dark, My Sweet ou Hard Eight.

Le travail de Christopher Nolan est très marqué par le noir.

Son premier film Memento (2000) met en scène un homme désorienté, qui a perdu la mémoire immédiate et mène l'enquête sur son passé. C'est une histoire où le début est la fin et la fin le début.
Memento pousse à son paroxysme la complexité labyrinthique de l'intrigue propre au film noir.

Memento

L'inefficace Insomnia et le magistral Inception se situent dans cette même lignée.

Même les Batman qui mettent en scène un super héros paranoïaque et névrosé, combattant la nuit une ville corrompue et criminelle peut être rattachée au genre.


La filmographie des frères Coen compte également de nombreux films néo noirs : Blood SimpleFargoThe Big LebowskiThe Man Who Wasn't There, ou le récent No Country For Old Men.


No Country for Old Men


Basic Instinct qui revisite la femme fatale, Chinatown (1974), A simple plan de Sam Raimi et quelques chef d'oeuvre de Lynch (Blue Velvet, Lost Highway, Mulholland Drive) complètent ce vaste tableau.


Lost Highway




Le film noir, un mélodrame au masculin?


Pour conclure sur la notion de genre, Dick Tomasovic indique que pour lui, le film noir peut être vu comme un mélodrame au masculin, racontant l'histoire d'hommes en crise, inadaptés à leur environnement familial, social, conjugal ou politique et qu'en cela il restera toujours un genre actuel et séduisant.



samedi 29 octobre 2011

Taryn Simon // The Innocents & An American Index of the Hidden and Unfamiliar


The Innocents (2003) est une belle série de la jeune photographe Taryn Simon qui a capturé l'image de personnes accusées à tort  de crimes violents et libérées grâce à des tests ADN après avoir passé des années en prison.

En les interrogeant, elle s'est aperçue que la plupart avait été condamnés à cause d'une erreur d'identification basée sur des photographies : ils avaient été reconnus par des témoins ou par la victime.

La photographe a fait poser ces victimes d'erreur judiciaires sur les lieux du crime. "Je les ai photographiés dans un endroit où ils ne sont jamais allés, mais qui a pourtant défini leur vie."













Le site de l'artiste dévoile d'autres séries intéressantes, parmi lesquelles An American Index of the Hidden and Unfamiliar (un catalogue américain des choses étranges et cachées) qui explore des sites interdits au public aux Etats-Unis.

Dans ce projet, elle dévoile des lieux sensibles (un site de stockage nucléaire) mais aussi des secrets insolites : un endroit on peut faire se faire cryogéniser, les locaux où la CIA conserve sa collection d'art, un zoo qui élève un tigre blanc dégénéré.